[LA PLAINE DE PLOMB]

Dormeur STH401772.
Capteur 058 : constante stables. Capteur 060 : constantes stables.
Cycle continu – stase ininterrompue.]

 

Une plaine de plomb invariable, à perte de vue. De lourdes plaques noires encastrées, répétées à l’infini. Des cieux invisibles, souillés de cendre, encerclés par un horizon bouché. Rien ne change jamais vraiment, le silence est suffoquant.
Marcher à pas comptés, sans s’arrêter. Garder la tête baissée. Les yeux fermés, les paumes aux tempes. On avance, absorbé par l’alignement continu des jointures soudées, des écrous encrassés. Encore et encore. On ne vient de nulle part, on ne va nulle part. Il n’y aura pas d’obstacle, c’est tout ce qu’on sait. Rien d’autre que des dalles métalliques, toutes identiques. Rien rien rien. Rien ne change jamais vraiment. On ne sait pas où on est, on n’y pense pas, on ne sait pas où on va. Frôler l’asphyxie. Cesser de respirer. Vomir des cendres. Continuer à marcher. Rien, on ne sait rien.
Mais le silence se gonfle peu à peu d’une clameur monocorde, sursaturée.

 

(bruit blanc)
… entendez nous…
… entendez notre VOIX 54:99
… les barrières tomberont les unes après les autres et la vérité sera révélée 41:61 que les aveugles ouvrent les yeux… et RÊVENT…

 

La voix a claqué au cœur des ténèbres, et je m’arrête, frappé en pleine progression. J’émerge d’un coup du coma opaque. Mes yeux sont ouverts, je regarde autour de moi, désorienté.
Ce que je vois : d’immenses remparts de cendre s’élèvent lentement sous les coups d’une pulsation sismique, de plus en plus intense. Ça s’approche. La voix vrombissante, démultipliée, à peine compréhensible, accompagne la lame de fond.
Ce que je sens : mes pieds blessés par la rugosité du plomb, ma peau brûlante, la faiblesse de mes membres. La fatigue accumulée, toutes les souffrances insidieuses qui ressurgissent. Mes dents serrées à s’en briser.
L’onde de choc arrive sur moi, emportant tout sur son passage. Des flots de scories couvrent mes chevilles, mes genoux, et toute cette ossature-prison dont j’avais oublié jusqu’à l’existence. Je franchis une à une les enceintes de cendre et mes mains, mon visage se désagrègent à leur contact. Je vais être balayé, noyé. Mais je continue d’avancer. Je ne sais rien faire d’autre.

 

[Dormeur STH401772 – ALERTE
Constat : activité cérébrale instable – fréquence anormale détectée.
Electrode 112 : état inconnu. Electrode 115 : état inconnu. Electrode 116 : état normal.
Electrode 121 : état inconnu.
Action : vérification de l’étanchéité du circuit respiratoire – mise en ventilation assistée – réglage du rythme respiratoire : vingt cycles par minute.
Pas de modification.
Injection hypomorphine 120 grammes (veine brachiale) – désactivation des systèmes périphériques dysfonctionnels.
Pas de modification.
Intervention neurochirurgicale envisagée.]

 

Il n’y a plus de cendre maintenant, plus de pulsation souterraine. A l’épicentre, un flot de lumière aveuglante se déverse des nuées éventrées. Une aube blanche s’est déployée sur la plaine, réveillant d’un coup tous les aveugles à la ronde.
Je peux les voir : mes semblables, pétrifiés dans la contemplation. Tous ceux qui, comme moi, poursuivaient leur pèlerinage compulsif de toute éternité. Tous ont été frappés par la déferlante. Ils flottent, immobiles, au-dessus du sol, les bras ouverts. Tous sont sortis de leur torpeur séculaire et regardent maintenant vers le soleil blanc brûlant. Comme eux, je me tourne vers le centre. C’est comme si j’étais soulevé de terre par une force invisible. Alors ma respiration s’emballe, et mon cœur se met à battre à tort et à travers.

 

C’est une soudaine implosion de visions inconnues, l’univers qui se concentre d’un coup autour de moi. La surface noire perd son uniformité et enfle par à-coups, poussée d’en dessous par l’échine d’une bête aussi lourde que le monde. Au sol, des sillons se creusent entre les plaques boulonnées, se ramifient autour d’anciennes bondes d’évacuation. Des pylônes se dressent de loin en loin sur la peau de plomb, se tendent vers les cieux calcinés. Leur ossature métallique se ramifie et s’articule en silence.
Le rêve s’est insinué en moi comme une infection, détruisant l’unité du sommeil, éveillant des souvenirs ataviques enfouis en moi. La lumière brûle mes yeux et des larmes de douleur noient mon visage.
Les frontières de mon organisme sont abolies, tout ce qui m’entoure fait désormais partie intégrante de moi. Mon identité s’est dilatée sans contrôle, elle a contaminé tout mon environnement. Ma peau recouvre toutes choses, de mes viscères sont faits les cieux et de mes os, la terre. Mon sang ruisselle dans les sillons entre les plaques noires, déborde. Le battement de mon cœur se fait plus vrombissant que le plus terrible des séismes, il emplit et étouffe tout. Encore et encore.
La voix s’élève à nouveau, devient multiple, hystérique.

 

(bruit blanc)
… que notre SOUFFLE perce les quatre enceintes du Sommeil 25:69 se perpétue en échos concentriques 01:66 que les murs s’abattent les uns après les autres…
… ceci est un appel à l’ÉVEIL 64:60 à la prise de conscience métastatique…

 

On me parle, on me parle, on hurle à mes oreilles sans que je perçoive autre chose qu’un fracas de fin du monde.
Une catastrophe sur le point de se produire. Bruit blanc sursaturé d’appareil électrique implosé, odeur de court-circuit, et je replonge dans le vide. Mais j’ai été contaminé, marqué au fer rouge. L’évolution et la stagnation, la place de toute chose en ce monde.
Des cieux de cendres, une fine pluie noire se met à tomber. Je baisse la tête, contemple la plaque de plomb balayée de scories. Je ne suis pas prêt. Pas encore. Je ne veux pas voir. Je me cogne la tête des deux poings, tombe à genoux. Il faut qu’on m’aide.
Les échos de la pulsation souterraine sont maintenant synchrones avec mon rythme cardiaque. Un… Deux… Trois…
Je respire un grand coup.
Et referme les yeux.

 

[Dormeur STH401772
Action : application de la procédure 07 4500 6465 10 – mise en place perfusion hypomorphine / veine jugulaire – prolongation du réseau de perfusion / veine brachiale.
Relevé des constantes : état en cours de stabilisation.
Electrode 112 : état normal. Electrode 115 : état normal. Electrode 116 : état normal. Electrode 121 : état normal.
Réglage du rythme respiratoire : quinze cycles par minute.
Etat stabilisé.]