[LÀ OÙ LE RÊVE S’ÉTEINT]
Du haut des cimes radieuses, je suis retombé en mon carré de limbes encadré de murs, mes ailes calcinées autour de moi. J’ai vu les dernières lueurs du jour avalées par un horizon de cendres, et j’ai tout oublié, jusqu’à mon nom. L’air nocturne fiche ses aiguilles dans ma peau, ma main est froide mais j’ai le cœur encore en feu de visions vertigineuses.
Echoué dans ma cellule sans portes ni fenêtres, noyé dans le souvenir des cieux absents, je trace des constellations imaginaires au sol. Ici, ce trou où le rêve s’éteint, où on ne vit qu’à peine. Ici, le parc clôturé des bêtes bêlantes et gémissantes, l’enfer du froid et de la faim. Je gratte les murs à m’en mettre les doigts en sang mais je ne débouche jamais nulle part.
Neuf sont les enceintes qui encerclent le centre. Moi, enfermé en moi, mes os frêles mal rangés dans un fatras de chair emballée dans mes lambeaux livides, du sang qui roule et ne se tait pas, et tout qui se délite en poussière de peau éparpillée. Neuf sont les seuils du corps psychique et neuf les roues du corps somatique. Je coupe les fils un à un, et rien ne s’arrête jamais. Quelque part à l’intérieur, la dernière roue s’est mise en mouvement et tourne comme un soleil noir dans un ciel de viscères.
Noirs les cieux, noire la terre, noires les heures éternelles qui me séparent de l’aube. Là-haut j’étais submergé dans l’océan de lumière indifférenciée, ici-bas je ne suis qu’une épave efflanquée et mal fichue. Ma substance s’agrège à la substance de l’air, je me mêle aux murs. A chaque pas je m’effondre dans les lourdeurs du temps qui coule, à chaque pas je m’arrache aux hardes de peau pâle de ce qui était moi la seconde d’avant. Je frappe ma face informe des deux poings, la gorge cramée d’air plombé bu à grands traits, mes tripes en tas recroquevillé, mon sang pourri en boue coagulée.
Des heures et des heures, et des nuits et des nuits à implorer tous les saints de tous les cieux de me faire la grâce d’un nom, et seulement ma voix pour me répondre en écho. Je ne suis que ce que je suis : une outre de chair blême et un écheveau d’organes agrégés à une mémoire brûlante de lumière indicible. Un aveugle, un anonyme en cage parmi tous les autres anonymes en cage. Toutes les flammes s’éteignent et toutes les blessures se referment et cicatrisent d’un coup, le monde autour de moi se met à respirer et sa voix couvre tout.
J’ai mangé le pain noir et bu le vin noir, les entrailles soulevées de dégoût et l’âme rayonnante de joie, j’ai mangé et bu jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Enfin, j’ai rejoint les rivages de la nuit et je me suis endormi.
Il n’y a d’autre sang que le mien, et tous tous tous vous le partagez. Il n’y a d’autre âme que la mienne, et vous la verrez, une fois et une seule, avant de tomber. Le fruit s’est ouvert et s’est décomposé. Vous n’êtes rien d’autre que moi : des échos de mon rêve matérialisé, des cellules de mon organisme dispersé. Vous êtes les vagues et je suis l’océan. Je suis l’un et l’innombrable, le monde n’existe qu’à travers moi. Le fruit s’est ouvert et s’est décomposé, trois fois trois fois trois fois décomposé.