[L’AUBE ROUGE]
Lorsque j’ouvre les yeux, je me trouve plongé dans une nuit opaque bien différente de l’habituelle semi pénombre de ma cellule. Je ne vois plus de murs ni de voûtes. Je suis toujours sanglé au lit mais les écrans de contrôle et les perfusions qui m’entouraient ont disparu. Un souffle glacial gifle ma peau. Où suis-je ?
Alors, une aube rouge se lève sur une scène que je ne comprends pas. Deux hommes sont plantés de part et d’autre de mon lit, ils sont nus et des têtes de bœuf sont bizarrement greffées sur leur corps maigre. Je suis en train de rêver. Ce constat soulève une vague de soulagement en moi. Les monstres me montrent leurs avant-bras amputés. Je les somme mentalement de disparaître et ils hochent la tête mais restent à leur place.
A l’arrière-plan, la masse opaque d’une ville dévastée, en flammes, écrase de tout son poids un paysage labouré de tranchées. Les contours aigus des décombres aux fenêtres crevées cisaillent l’horizon embrasé. Dans une brume de cendres vagabondent des bêtes informes, plus hautes que les immeubles, qui achèvent de ravager au ralenti ce qui peut l’être encore.
Je secoue la tête, mais rien ne s’arrête. Je ne parviens pas à prendre le contrôle des évènements et malgré toute ma volonté, je ne peux me défaire de mes sangles. Ce rêve n’est pas le mien. Cette évidence me frappe. Ce n’est pas moi, pas mon identité.
J’aperçois une scène de banquet dont les convives sans visage se repaissent d’une manne noirâtre et sanguinolente à même la table. Les plats, les carafes sont renversés et brisés et des flaques de vin noir viennent tremper l’odieuse pitance. Aux pieds de la table, une poignée de chiens faméliques se disputent les restes. Un silence total submerge la scène d’une irréalité étouffante. Au centre de la tablée se tient un personnage immobile, son visage couvert d’un masque d’acier sans ouverture. Drapé d’un linceul rouge, il irradie de sainteté. Ses bras maigres s’ouvrent, dévoilant une volée de marques d’injection au pli du coude. Il se tourne lentement dans ma direction, laissant ses hôtes à leur festin écœurant. En trois gestes saccadés, il porte la main à son visage et ôte le masque. Je sursaute : pas de nez, pas de bouche, mais neuf yeux noirs en grappe sur son visage. Sa voix s’élève, chuchotante et sifflante.
Rêve, rêve bien. Et sois le ver dans le fruit, le fruit pourri sur l’arbre, l’arbre mort dans la forêt. Le rêve se répand, il n’y a pas de retour possible : c’est comme une blessure qui se remplit de sang. Tout doit s’arrêter un jour, tout s’arrête toujours. Tout commencement appelle sa fin.
Ses mots me frappent et me percent comme autant d’aiguilles. J’en suis soulevé de ma couche. La lumière se fait, traversant les multiples couches de fausse réalité opaque. Sous ma peau, des roues se mettent à tourner à l’unisson. Chaque mot est une onde de choc qui se répercute au ralenti jusqu’aux confins du monde. Tout s’emballe, et je sombre.
Sache-le : notre monde est né des décombres de mondes plus anciens. Notre chair porte en elle la marque de dix siècles éteints. Par-delà le cycle incessant des morts et des naissances, rien n’est jamais oublié…
Au centre d’un ciel de plomb vibre un soleil vivant et les hommes prennent feu. Ils se cachent sous la peau du monde pour que la mer de vide qui les surplombe ne les aspire pas. Mes dents serrées laissent échapper un gémissement que les créatures prennent pour un ordre. Tournées vers moi, elles murmurent mon nom en même temps, encore et encore. Je secoue la tête brusquement, ferme mes paupières à m’en faire mal, plante mes ongles dans mes paumes.
Et le rêve se démantèle d’un coup. Les monstres reculent dans l’ombre et disparaissent, la nuit s’agrège en parois et se couvre de carrelage blanc. L’aube rouge laisse place aux voûtes familières. Les écrans de contrôle autour de moi grésillent et n’émettent plus rien d’autre que des parasites.