[ONEIROS]
Au cours de son sommeil millénaire, le Premier Né se mit à rêver. Il vit un monde neuf, exempt de souillures. Un océan blanc, immobile, encerclait une terre stérile, lavée de toute forme de civilisation. Autour de sa couche, une poignée d’enfants faméliques jouaient silencieusement avec des cailloux. Nus et aveugles, ils rejouaient en boucle les mêmes scènes sans jamais se lasser. Chaque fois que le Premier Né voulait s’exprimer, ils tournaient leur visage vers lui et parlaient à sa place, d’une seule voix. Leurs traits étaient vides et inexpressifs. Ils étaient lui, les différents aspects de sa personnalité, son identité fragmentée…
… lorsque le Premier Né fut éveillé par les hommes, son rêve se perpétua au lieu de se dissiper. Partout où ses yeux se posaient, les images du rêve originel contaminaient la réalité et la remodelait. Les yeux du Premier Né restèrent ouverts quarante jours et quarante nuits durant. Les cieux étaient quadrillés d’insectes d’acier diffusant les échos multiformes de son rêve. L’épidémie onirique se répandait autour du Premier Né et noyait le monde, le restructurant peu à peu. La réalité matérielle ploya sous le poids de la vision unique, propagée par les locustes.
Un hiver perpétuel s’instaura, les astres moururent et leurs dépouilles furent ensevelies sous d’épaisses nuées de cendre. Ainsi la nuit fut faite sur terre. Autour du Premier Né, les hommes s’abattaient sans un mot, subjugués par sa grâce aveuglante. L’âme sainte avait irradié les cieux et empoisonné l’océan. Les villes anciennes furent rasées l’une après l’autre. Des vents dévorants coururent sur la terre, accablants les derniers réfugiés.
Seuls ceux qui avaient rejoint le troupeau catatonique, rassemblé sous terre sous l’égide du Passeur Gris, furent épargnés. Leur nombre était de quatre fois quatre mille. Ainsi retirés du monde, reclus dans les méandres intestinaux de la métropole souterraine, ils s’endormirent pour ne plus se réveiller…
… sous les nuées toxiques, le Premier Né ferma les yeux et acheva sa dissociation schizophrénique. Il était devenu le monde lui-même, et son grand rêve avait noyauté la réalité.
Les enfants du Jour Blanc, qui étaient les personnages du rêve originel, naquirent de la matrice contaminée des dernières femmes. Ils portaient tous la marque du Premier Né, car ils étaient ses reflets estompés, les échos étouffés de son individualité.
Nus et aveugles, ils colonisèrent les décombres des villes anciennes. Ils naissaient anémiques et de plus en plus faibles. Irradiés, touchés dans leur chair par la gloire pathologique du messie, ils oublièrent qui ils étaient. Ils vivaient sans le savoir, restaient prostrés là où ils tombaient, se laissaient dépérir.
Ils se mirent eux-mêmes à rêver, engendrant à leur tour de nouveaux enfants tous identiques. Ainsi, ils proliféraient et se multipliaient comme des cellules tumorales, et l’identité du Premier Né fut partagée entre eux tous. Ils n’existaient que par leur rêve collectif, la vision fragmentée du Premier Né. Peu à peu, ils se répandirent jusque sous terre, et se disséminèrent sans contrôle dans la métropole léthargique. Là, ils apprirent à servir le grand troupeau des dormeurs…